Le secteur de lâaviation nâexploite pas tout le potentiel du numĂ©rique. Câest le constat qui a poussĂ© Pierre Jouniaux, un ancien pilote de ligne et membre du Bureau d'enquĂȘtes et d'analyses pour la sĂ©curitĂ© de l'aviation civile (BEA), Ă fonder Safety Line fin 2010. Cette startup parisienne a dĂ©veloppĂ© des solutions qui visent Ă faciliter la prise de dĂ©cision par lâĂ©quipage au cours des vols. Câest par le biais d'une utilisation extensive des donnĂ©es contenues dans la boĂźte noire des appareils quâelle conçoit des logiciels basĂ©s sur divers algorithmes de machine learning â un crĂ©neau encore peu investi par les entreprises Ă lâĂ©chelle mondiale, selon ses dires.
Ătablir les paramĂštres de vol idĂ©aux
La data science, Pierre Jouniaux connaĂźt. Au BEA, il a Ă©pluchĂ© Ă de nombreuses reprises les informations issues de boĂźtes noires â aussi appelĂ©es enregistreurs de vol â lors dâenquĂȘtes au sujet dâaccidents aĂ©riens. Dans le cadre dâune mission pour la compagnie aĂ©rienne Vietnam Airlines, il a par la suite tentĂ© de dĂ©terminer "ce qui est faisable" en dehors de circonstances dramatiques â tel quâun crash. "Ces donnĂ©es sont accessibles en toutes circonstances. Elles ne sont pourtant exploitĂ©es que dans des situations prĂ©cises", indique ainsi Ă Maddyness lâancien pilote, Ă©voquant "un gĂąchis".
Câest alors quâa Ă©mergĂ© chez lui lâidĂ©e de mettre au point une solution visant Ă optimiser le plan de vol ainsi que diverses manĆuvres. "Lâhistorique et les performances de lâappareil [Ăąge ou modĂšle par exemple, N.D.L.R.] permettent dâĂ©tablir les paramĂštres idĂ©aux pour un avion donnĂ© sur la base des vols passĂ©s", souligne ainsi Pierre Jouniaux, dont le premier prototype a Ă©tĂ© dĂ©ployĂ© en 2015 sur une poignĂ©e dâengins de Transavia â filiale Ă bas prix dâAir France. LâexpĂ©rimentation a durĂ© deux ans⊠et sâest rĂ©vĂ©lĂ©e concluante, puisqu'elle a fait baisser sensiblement la consommation de carburant des avions. Une solution qui se veut Ă la fois Ă©conomique et Ă©cologique.
La relance du secteur, un mal pour un bien
Safety Line a depuis convaincu 20 compagnies aĂ©riennes, telles que le Malaisien AirAsia ou lâAllemand Tui Fly. Transavia, qui reste nĂ©anmoins son client le plus important, dĂ©voile le bilan chiffrĂ© de son utilisation de la solution sur lâannĂ©e Ă©coulĂ©e. Lâentreprise affirme que cette derniĂšre a permis Ă ses pilotes dâemprunter 1 895 raccourcis lors de vols directs. Chacun de ceux-ci fait Ă©conomiser, en moyenne, 37 kg de carburant et 55 secondes de temps de vol. Sur un an, tous vols confondus, ce sont 35 heures de temps de vol et 84 tonnes de carburant qui ont ainsi Ă©tĂ© Ă©conomisĂ©es â soit quelque 264 tonnes dâĂ©missions de CO2 (dioxyde de carbone) en moins. "Cela reprĂ©sente entre 1 et 2 % dâĂ©conomies de carburant. Si cela paraĂźt peu, câest loin dâĂȘtre nĂ©gligeable au moment de faire les comptes", estime Pierre Jouniaux.
Les comptes des compagnies aĂ©riennes, justement, pourraient voir un autre avantage Ă la solution Ă lâheure oĂč la crise Ă©conomique provoquĂ©e par la pandĂ©mie de Covid-19 touche de plein fouet le transport aĂ©rien. Plusieurs pays veulent profiter du contexte pour rendre le secteur plus vertueux en matiĂšre dâenvironnement. La France, par exemple, a demandĂ© lâinterdiction des lignes intĂ©rieures pour lesquelles un trajet en train est rĂ©alisable en moins de 2h30. Le gouvernement a surtout conditionnĂ© un certain nombre de subventions Ă des exigences en matiĂšre de rĂ©duction des Ă©missions. "Une aubaine" pour Safety Line, qui voit un moyen de rebondir alors que son activitĂ© plafonne Ă 50 % depuis le dĂ©but de lâannĂ©e 2020. "Soit la mĂȘme trajectoire exactement que le trafic aĂ©rien mondial, qui sâĂ©tablit aujourd'hui Ă environ 50 % de son niveau dâavant-crise", relĂšve Pierre Jouniaux.
MaĂźtriser l'ensemble de la chaĂźne de valeurs
Forte dâune levĂ©e de fonds de 3 millions dâeuros en sĂ©rie A, rĂ©alisĂ©e auprĂšs du groupe ADP, de Safran et Bpifrance en 2017, Safety Line a Ă©tĂ© en mesure de recruter pour atteindre 30 salariĂ©s. Des effectifs qui, sâils ont temporairement Ă©tĂ© placĂ©s en chĂŽmage partiel une journĂ©e par semaine, doivent lui permettre de dĂ©velopper ses offres, alors que lâoptimisation de plusieurs Ă©tapes de vol est dĂ©jĂ proposĂ©e â dĂ©collage, mais aussi croisiĂšre et atterrissage. "Nous cherchons Ă rĂ©duire le temps de roulage de façon Ă utiliser moins de carburant pour manĆuvrer au sol, insiste Pierre Jouniaux, qui fait part de lâobjectif de rendre son systĂšme interopĂ©rable. Nous Ă©changeons avec Airbus afin dâintĂ©grer nos solutions Ă son logiciel dâopĂ©rations aĂ©riennes NavBlue."
Safety Line se veut confiante malgrĂ© un contexte dĂ©lĂ©tĂšre pour lâaviation. La startup mise sur le fait que les avions Ă©lectriques comme Ă hydrogĂšne "ne sont quâun lointain horizon". "Notre choix de mettre le numĂ©rique Ă profit ne constitue pas une rĂ©volution en soi. Mais, dans lâintervalle jusquâĂ ce que celle-ci intervienne, il permet de redorer partiellement le blason dâun secteur attaquĂ© de toutes parts", estime lâancien enquĂȘteur du BEA, qui pointe lâintĂ©rĂȘt majeur de se pencher plus avant sur le transport de marchandise Ă lâheure oĂč celui de passagers marque le pas. Avec ses 20 clients, Safety Line a seulement conquis "3 % du marchĂ© mondial". Cela lui laisse, par ailleurs, une marge de manĆuvre importante afin de poursuivre son dĂ©veloppement.
Dâautant plus que son principal concurrent, le Toulousain OpenAirlines â qui dispose pour lâheure dâune certaine avance commerciale, avec un total de 45 compagnies aĂ©riennes clientes Ă date â, ne se livre d'aprĂšs elle pas Ă une analyse des donnĂ©es en temps rĂ©el. "Il sâagit de contrĂŽle de procĂ©dures de vol a posteriori, alors que nous proposons pour notre part des recommandations aux pilotes au cours du trajet", souligne Pierre Jouniaux qui, sâil concĂšde que les compagnies aĂ©riennes "cumulent souvent" les deux solutions, plaide en faveur de l'avĂšnement de sociĂ©tĂ©s qui maĂźtriseraient lâensemble de la chaĂźne de valeurs. Son ambition pour Safety Line Ă moyen terme est on ne peut plus claire : en faire "une sorte de Waze" pour pilotes de ligne.